dimanche 11 septembre 2011

Qu'est-ce que l'accélération sociale?


La dynamique et les contraintes temporelles de la vie sociale et psychique dans la société industrielle et post-industrielle ne peuvent être déduites des progrès de l’accélération technique, et constituent même face à ces derniers une contradiction logique. L’augmentation du « rythme de vie », la pénurie de temps de la modernité ne naissent pas à cause de, mais en dépit des énormes gains de temps réalisés par l’accélération dans presque tous les domaines de la vie sociale.
[…] L’accélération du rythme de vie ou la raréfaction du temps doit être la conséquence d’une augmentation quantitative, logiquement indépendante des processus d’accélération technique : nous produisons, nous communiquons, nous transportons non seulement plus vite mais aussi davantage que les sociétés précédentes. Car, fondamentalement, on assiste à une réduction progressive des ressources temporelles, soit s’il faut un temps plus long pour accomplir une tâche donnée, et donc à l’occasion une décélération technique, soit si les rythmes de croissance (de la production de biens et de services, du nombre de communications transmises, des distances parcourues, des tâches à accomplir) dépassent les rythmes d’accélération des processus concernés. Ce n’est que dans ce dernier cas de figure que l’accélération technique coïncide avec une accélération du rythme de vie. […]
Nous pouvons donc énoncer l’hypothèse centrale de notre étude de la manière suivante : dans la société moderne, comme « société de l’accélération », se produit une combinaison (aux nombreux présupposés structurels et culturels) des deux formes d’accélération – accélération technique et augmentation du rythme de vie par la réduction des ressources temporelles – et donc une combinaison de croissance et d’accélération. Cela implique que le rythme de croissance moyen (défini comme augmentation de la quantité globale de produits, d’informations transmises, de communications, de distances parcourues, etc.) dépasse le rythme de l’accélération.
Et on peut constater le fait que les ressources temporelles potentiellement « gagnées » ou libérées, par exemple dans les tâches ménagères – avec l’utilisation de lave-linge ou de lave-vaisselle, de fours à micro-ondes, d’aspirateurs -, ou bien dans les transports, sont à nouveau compromises par l’augmentation corrélative de leur utilisation. Des enquêtes réalisées dans les années 1960 et 1970 montrent déjà que le temps passé aux tâches ménagères a, de manière surprenante, plutôt tendance à augmenter en fonction du nombre d’appareils ménagers possédés. Selon une enquête approfondie réalisée aux Etats-Unis à l’échelle du pays entier en 1975 et portant sur 2406 personnes interrogées, les propriétaires d’un lave-vaisselle passaient en moyenne une minute et les propriétaires d’une machine à laver le linge quatre minutes de plus par jour au ménage que les foyers qui ne possédaient pas ces appareils, tandis que l’aspirateur ne faisait qu’économiser qu’une minute. Même l’apparition du four à micro-ondes n’a pas entraîné une diminution significative du temps passé à la préparation des repas. C’est ainsi que J. Robinson et G. Godbey concluent, en accord avec mon hypothèse : « Ce qui s’est sans doute produits avec d’autres technologies a lieu maintenant avec le four à micro-ondes : des gains de temps potentiels sont convertis en augmentation du nombre de réalisations ou en amélioration de la qualité. »
On peut constater, de la même façon, les effets de l’automobile sur les ressources temporelles : posséder une voiture ne modifie pas le temps de transport, en touts cas, cela ne le diminue pas. Au contraire, le gain de temps réalisé (grâce à l’accélération) est converti en voyages plus nombreux ou vers des destinations plus lointaines, si bien qu’il semble que le temps fixé pour les transports dans le budget-temps ne change pas avec la vitesse de déplacement. »
Hartmut Rosa, Accélération – Une critique sociale du temps
Traduction de Didier Renault, 
édition La Découverte, coll. « Théorie critique », 2010, 
pp. 90-92.

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