mercredi 27 février 2013

Le maléfice de la vie à plusieurs – La politique est-elle vouée à l’échec ?


Pour le Trésor de la langue française, le maléfice est d’abord « Opération magique, sortilège qui vise à nuire à une personne, à ses biens, animaux ou récoltes; résultat de cette action. » Un second sens, plus atténué, renvoie à l’idée d’un charme, d’une influence puissante. Magie, illusion, adversité, nuire à, séduire. Comment ne pas y voir quelque chose comme une dissolution ? Comme un danger et une menace ? Comment ne pas, à ce titre même, désespérer de la politique ?
De fait, le propos de Tassin, en tout cas jusqu’à ces lignes saisissantes sur l’invisibilité de certains de nos contemporains, les « sans », relève bien du procès de la politique, telle qu’elle se fait et se pratique du côté de nos démocraties occidentales et dans un monde globalisé, qualificatif qui, s’il rend compte de la réalité politico-économique de notre monde contemporain, n’est qu’une autre façon de parler, pour reprendre les leçons arendtiennes, d’un monde totalitaire. A cet égard, cet opus relève bien du diagnostic critique et monte sur le pont de la charge contre notre « modernité » politique – dont on ne sait plus trop si elle est « post », « anti » ou s’il nous faut inventer un nouveau préfixe pour la désigner. Toutefois, chez Etienne Tassin, c’est tout de même bien du côté de ceux qui inventèrent la démocratie qu’il faut se tourner. Non pas pour puiser, dans une origine quasi mythique de notre « modernité » politique, les clés de son fonctionnement et des principes qui la gouvernent, mais bien pour saisir ce que nos antiques références ont à nous dire sur les maux qui traversent nos démocraties contemporaines. Car si c’est en Grèce que l’on trouve les premières sociétés démocratiques, et les premières conceptualisations de ce régime si particulier, c’est aussi, par ce retour vers nos illustres aïeux, que se saisit l’étrangeté et la profondeur des maux de nos politiques. En somme, à entendre nos « élus » se gargariser de mots comme « proximité », « réforme », « modernisation », Etienne Tassin nous réveille de quelques unes de ces chimères qui, au sens propre du terme, sont des antiques chimères.
Il y a, au moins, deux manières de lire cet opus. La plus simple serait de se contenter de parcourir les figures antiques redécouvertes et réinvesties pour révéler la lumière qu’elles apportent aux maux actuels de nos systèmes politiques. Détachées les unes des autres, elles n’officieraient que pour panser le malade, sans le guérir vraiment. On en perdrait l’unité et la dynamique. L’autre lecture, à partir du titre lui-même, retiendrait cet élément tragique qu’il suggère, poursuivrait ce qui, dans ce tragique, serait non assumé pour en devenir une farce qui ne convainc que celles et ceux qui s’y adonnent et l’alimentent, et, au fil d’un mouvement descendant, parviendrait enfin à proposer une redéfinition de la citoyenneté, plus précisément d’une citoyenneté sans État, en convoquant la figure de « l’homme invisible ».
Premier point d’abord : le maléfice. Etienne Tassin se réfère longuement, dans les premiers chapitres, à Merleau-Ponty qui écrivait, dans Humanisme et terreur[1], « la malédiction de la politique tient justement en ceci qu’elle doit traduire des valeurs dans l’ordre des faits ». Or cette malédiction, si elle tient compte de l’asymétrie entre exigences et faits, ne rend pas du tout compte de la continuité même de la démocratie. Car, faire référence aux Anciens, puiser dans les origines les fondements mêmes de nos mœurs démocratiques et du système politique, c’est aussi rendre compte d’une certaine permanence de ce système. La malédiction voudrait que soit dépassé ce qui nous condamne. Le sens du maléfice ne laisse guère de perspective à un ailleurs, un au-delà de la démocratie : il l’assume totalement parce qu’il en assume la contradiction inhérente.
« C’est la malédiction inhérente au plan politique qui accompagne le maléfice de la vie à plusieurs. Concrétiser des valeurs par nos actions, valoriser des lignes du présent par nos actions : difficultueuse, voire impossible traduction d’un registre dans l’autre, mais qui est tout le sens de l’action politique.  Impossible, pourquoi ? parce que toute traduction est trahison. Parce que les valeurs sont incommensurables aux faits et les faits aux valeurs. La politique est condamnée aux contresens, aux faux-sens, aux non-sens parfois, à la défiguration des faits et à la subversion des valeurs en tout cas. Le maléfice de la vie à plusieurs est alors d’un autre ordre que la malédiction de la politique, tout en lui étant lié. Si la malédiction tient à l’incommensurabilité (traduction/ réalisation des valeurs), le maléfice tient, lui, à la pluralité (agir à plusieurs). Il y a maléfice en raison d’une commensurabilité requise de la pluralité et malédiction en raison d’une incommensurabilité des valeurs et des faits. Le maléfice est celui de la vie à plusieurs, la malédiction celle de l’action politique dans sa volonté contrariée de concrétiser une visée ou de donner du sens à une situation. Alors que la commensurabilité est appelée par la condition de pluralité, l’incommensurabilité est l’effet d’un différend entre les intentions (valeurs) d’une part, les actions (qui les concrétisent) dans des situations déterminées, d’autre part. Ce pourquoi on ne peut juger d’une action politique dans ses intentions mais seulement apprécier, si l’on y tient, les intentions au regard des actions effectives. Ce pourquoi, aussi, la commensurabilité attendue de la pluralité est toujours maléficiée par l’incommensurabilité reconduite des valeurs aux faits, des intentions aux actions, des sujets acteurs ou des personnes aux personnages, bref des individus privés à leur grand fantôme public. Il n’y a pas de communauté accomplie parce qu’il n’y a pas d’action réussie ; et il n’y a pas d’action réussie parce que la pluralité de la vie avec les autres défait sans cesse la commensurabilité qu’elle requiert et qu’elle contredit en même temps. Malédiction de la politique : traduction toujours déficiente des valeurs dans l’ordre des faits. Maléfice de la vie à plusieurs : contradiction toujours reconduite de la vie avec les autres. Tragique de la politique : être étranger à soi à la pointe singulière de nos actions.
Y aurait-il à telle aventure une fin ? Les humains échouent, et ils recommencent ; les politiques échouent et on les reconduit. Mais il ne s’agit pas de réussir, seulement de vivre et d’agir, avec les autres. Car on ne va pas à la liberté sans eux ou ce n’est pas à la liberté qu’on va. En politique, la quête de la liberté, c’est la quête de la vérité. »[2]
Tel est le sens du tragique. Ce sens-là, au nom d’une certaine efficacité politique, d’une soi-disant « bonne gouvernance », Etienne Tassin nous avertit que nous l’avons perdu, au point d’ailleurs de vouloir frénétiquement donner une réponse à tout problème posé. Mais aussi d’échouer immanquablement dans une telle tentative. Or, c’est se méprendre sur ce qu’est la démocratie et, par là même, sur la politique elle-même. L’histoire de la démocratie est d’abord et avant tout celle d’un rêve impossible et contradictoire en lui-même. Qui, d’ailleurs, ne cesse de l’être. A la volonté d’une société pacifiée, la démocratie n’en est que la poursuite contrariée. Il y a donc dans tout gouvernement, et dans toute « bonne gouvernance », que mensonge et tromperie. Mais, en même temps, c’est ce mensonge qui fait que le rêve démocratique perdure. « L’échec de la démocratie est son seul succès – qui la sauve de la tyrannie. »[3] Cet échec, que tout gouvernement tente de refouler, tient au fait que la cité est en elle-même ingouvernable ; quelle que soit la méthode de gouvernement, la démocratie, la masse qui la constitue, ne peut se gouverner. On ne peut plus que voir avec ironie ces gouvernements dits de techniciens, qui à l’oligarchie de l’argent substituent celle d’un prétendu savoir, présupposer répondre aux affres de la vie à plusieurs, sachant mieux que d’autres ce qui est le bien et le juste. Même eux oublient ce sur quoi ils travaillent : la division, la séparation, la désunion. La donnée fondamentale de la vie politique c’est qu’elle ne peut pas être une, unifiée. Tassin évoquera même l’impureté intrinsèque de l’acteur et de l’action. Or, au prétexte de la gouvernance et du culte du résultat, le personnel politique se reconduit lui-même, préoccupé qu’il est de refouler, de gommer cette essentielle ingouvernementabilité des sociétés.
C’est à prendre le contre-pied de cette illusion techniciste que nous invite l’auteur. Oreste, Antigone, Œdipe ne sont pas ici convoqués pour rien, ou par souci de donner une antériorité dans la tentation récurrente (afin de mieux sauver les apparences) de mythologiser la démocratie. Ces trois figures portent la même trace, le même signe du maléfice substantiel de la politique. Leur histoire n’est pas seulement celle de la malédiction qui s’abat sur une lignée. C’est bien plutôt que, hors du sort qui s’acharne, ils ne sont rien. Jouets de ce sort funeste, ils en sont tout autant les acteurs. Le subissant, ils en sont aussi et surtout les maîtres. Ils le transfigurent alors même qu’ils s’y soumettent. C’est tout particulièrement vrai d’Antigone qui, pour le coup, devient la figure de la dissidence. Cette dissidence qui se confronte toujours au pouvoir qui la nie, qui la condamne au nom du Droit ou de ce qui se donne comme étant le Droit. Mais, loin d’être une dissidence qui se comprendrait alors comme la révélation d’autre chose, d’une autre vérité, la dissidence d’Antigone se manifeste comme la vérité essentiellement discordante, polémique et conflictuelle du politique. L’ordre de Créon n’est pas le tout du Droit ; la dissidence d’Antigone n’est pas de la rébellion qui s’insurge contre un ordre établi et s’épuise en un vain combat. Elle est l’acte politique par essence qui produit l’ébranlement du sens, cette « commensurabilité attendue de la pluralité […] toujours maléficiée par l’incommensurabilité reconduite des valeurs aux faits ». Elle est l’acte qui tente, hors des circuits attendus de l’institution politique, de réinscrire de la poiésis quand Créon entend, au contraire, au nom d’un ordre policier, sauvegarder un pouvoir de domination et un droit qui lui échappent toujours plus. Or, c’est bien avant tout cela qu’est la politique, non pas
« d’abord et avant tout domination de forces adverses et organisation du social : elle est un combat. […]
L’action politique est une lutte. On ne saurait agir avec d’autres sans agir contre d’autres. On doit ici entendre qu’il n’est pas accidentel qu’une fraction du peuple ait à entrer en conflit avec le pouvoir et avec d’autres fractions du peuple : c’est le mode même d’exercice de la citoyenneté. Qui ne s’élève pas et ne s’oppose pas n’est qu’improprement citoyen. Le nomos ne saurait être ce à quoi on obéit qu’à condition d’être pour nous en même temps ce à quoi on résiste ou s’oppose, ce que l’on conteste au nom d’un autre nomos. Mais de ce conflit, de ce face-à-face, naît une unité d’ordre supérieur qui semble transcender les divisions, les partages que le droit institue ou impose. »[4]
C’est souligner combien la démocratie ne peut se réduire à un régime, ou encore, à une structure de base qui servirait de référence unilatérale, gommant les différences et singularités, mais, dans sa dynamique propre, elle est avant tout action, forces agissantes qui s’opposent, entrent en tension, sans jamais s’épuiser en une forme quelconque de système, où tout se tient et se maintient, notamment par l’ordre imposé et la force policière.
Mais c’est aussi retenir la leçon que ces antiques figures nous proposent : si « en politique, la quête de la liberté, c’est la quête de la vérité », si renoncer à cette quête de la vérité et donc de la liberté, c’est assurer le succès à la tyrannie, alors, ni vérité ni liberté ne sont prédéfinies, préconçues, essentialisées dans une forme certaine à l’exclusion de toutes les autres, mais, cette quête demeure « difficultueuse », vulnérabilisée par cette tension inépuisable, cette « incommensurabilité reconduite » entre les valeurs et les faits. Disons-le autrement, à la suite de Tassin : si la politique a toujours eu pour ambition de départager le bien et le mal, le juste et l’injuste, et, ainsi, de déterminer son action par  une volonté du bien agir, elle échoue, à chaque coup, et son échec, loin de la condamner et de l’annuler, est le seul signe certain de la vitalité du peuple et de la démocratie qu’il incarne. À cet égard, l’indignation est bien plus politique que capricieuse… Quand bien même le serait-elle qu’elle conserverait cette dimension politique !
Antigone dissidente, la révolution hongroise paradigmatique : l’idée même d’une révolution qui s’incarnerait en un nouveau ou un renouvellement du régime est, là encore, une chimère. Une conception romanesque et/ou idéalisée de la révolution voudrait en faire une renaissance. C’est-à-dire inscrire le mouvement insurrectionnel dans une téléologie. Or, un tel programme s’aveugle sur le devenir même comme Œdipe s’aveugle sur son propre destin. Retrouver la vue et le sens politique de l’insurrection, c’est renoncer à toute visée téléologique et replacer la révolution dans son historicité même. La révolution est destinée à échouer, et encore plus si le mouvement cherche par là à s’institutionnaliser et à s’incarner dans l’ordre politique des choses. Revenir à l’historicité fulgurante de la révolution, à sa spontanéité et à son imprévisibilité (ainsi que le recommandait Hannah Arendt au sujet de la révolution hongroise), ce n’est plus la comprendre d’après la fin qu’elle poursuit mais d’après la/les cause(s) qui la suscitent. Autrement dit, remonter à cette tension qui se manifeste à un moment donné pour ne jamais se laisser réduire en une forme particulière, créée, plus ou moins opportunément, en tout cas artificiellement, en réponse à la situation conflictuelle du moment. Bien entendu, la révolution sans l’institution d’un nouvel ordre des choses n’a aucune raison d’être[5]. Mais en même temps, toute révolution qui s’achèverait par l’institutionnalisation est, par là même, trahie.
« Toute révolution authentique conjoint deux perspectives contradictoires : l’acte de fondation du nouveau corps politique qui s’efforce d’affronter le temps et d’acquérir stabilité et durabilité ; et la capacité humaine de commencer l’action en ce qu’elle est continuel surgissement du nouveau. Souci de stabilité et esprit de nouveauté entrent en tension : les penser ensemble et les faire exister ensemble est la grande affaire des révolutions. Mais cette affaire est profondément paradoxale et ce paradoxe est sans solution : on ne peut commencer du durable qu’en faisant durer le commencement, c’es-à-dire en rendant impossible les nouveaux commencements. Aussi, « rien ne menace plus périlleusement les résultats de la révolution, et plus vivement, que l’esprit même qui en a permis l’obtention. » La liberté pourrait bien être le prix à payer pour la fondation de la liberté. »[6]
On ne mesure donc pas la révolution, l’indignation à son résultat – si tant est qu’elle en produise un. On la mesure d’abord à ce qui engage celles et ceux qui la mettent en œuvre. [… à suivre ]



[1] Le maléfice de la vie à plusieurs – La politique est-elle vouée à l’échec ?
Etienne Tassin, éd. Bayard, 2012; cité par Tassin, p.76.
[2] pp. 77-78 ; je souligne.
[3] p.49
[4] pp. 100-101.
[5] « Or l’insurrection sans institution est vaine et l’institution sans insurrection est liberticide », écrit Etienne Tassin, p. 160.
[6] p.153

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