mercredi 24 février 2016

"Des ombres et des lèvres." Texte et mise en scène de Marine Bachelot Nguyen

Le théâtre documentaire est-il un filon à exploiter ?
J’avoue être sorti de cette première lassé de ce que j’y avais vu. Pourquoi diable faire du théâtre documentaire, engager le propos dans une perspective militante, rendre compte d’une problématique bien réelle et parler autant de soi, de sa propre histoire militante, mais aussi de ses deuils, de ses déchirements ainsi que de ses racines personnelles ? D’où est audible cette voix qui dit « Tu », à propos de laquelle l’auteure écrit, dans le dossier de presse du spectacle : « C'est à la fois la voix de l'auteure, de celle qui a fait ce voyage, mais c'est aussi une voix plus large, où s'engouffre de l'altérité et de l'universalité. D'ailleurs les interprètes l'assumeront à tour de rôle, de façon collective. Ce “Tu” me permet d'amener de l'intimité autobiographique, des sensations et paysages, tout comme de l'adresse politique. » ? Ce « Tu » du storytelling, soi-disant transparent, qui devient, parfois jusqu’à la caricature (ce moment où l’une des comédiennes chausse une paire de lunettes aux formes identiques à celles de l’auteure), un « Moi », « Mon histoire », « Mes combats ». Un « Moi » qui, à la rencontre des autres, les initie à leur émancipation plutôt qu’il ne se défie à la sienne propre. On a parfois envie de demander qui parle ? Si, s’agissant de ces minorités et de ces subalternes qu’on veut mettre en scène, elles parlent vraiment ? Si le projet « documentaire » n’est pas d’abord condescendant au lieu d’être de « révolte » ? Je me méfie du côté délibérément porte-parole, qui peut animer une bonne conscience.
Ensuite, l’angle « documentaire » m’irrite. Le récit qui s’y déroule est tout entier lissé et la symbolique finale de la submersion marine, la valise flottant au dessus de soi, s’y annonce dès le départ. Quand on lit le dossier de presse, on a l’impression qu’il s’agit de faire naître un nouveau style ou genre, qui renonce à toute fiction. « Pour ce projet, il me semble difficile de bâtir les choses ainsi, ou d'essayer de me cacher derrière une fiction totalisante. » Soit pour l’abandon de la fiction ! Mais, ce qui revient à mon premier point, qu’en est-il de la représentation ? Tout se passe comme si on ne pouvait plus, on ne devait pas l’interroger, faire de cette interrogation une scène même. « Lissé », ai-je écrit, parce que tout me semble travaillé par une logique où tout doit se révéler sur pièce comme sur scène, il ne peut plus y avoir de sous-entendu, il ne peut pas y avoir, pour le spectateur, de place pour qu’il s’interroge lui-même. « Lissé », parce que tout y est illustré, comme dans un vrai reportage. « Lissé », par l’absence même de symbolique qui interroge le sens, par l’omniprésence de la littéralité de l’expérience personnelle vécue, et qui ne laisse aucune place aux silences. Parce que l’un des torts principaux, selon moi, de ce « documentaire » est de produire un  texte pour la connaissance, pour l’information.
Relisant, ce matin, un passage de Gayatri Chakravorty Spivak, citant Pierre Macherey, au sujet de l’interprétation de l’idéologie : « Ce qui importe dans un œuvre, c’est ce qu’elle ne dit pas. Ce n’est pas la notation rapide : ce qu’elle refuse de dire, ce qui serait intéressant ; et là-dessus on pourrait bâtir une méthode, avec, pour travail, de mesurer des silences, avoués ou non. Mais plutôt, ce qui est important, c’est ce qu’elle ne peut pas dire, parce que là se joue l’élaboration d’une parole, dans une sorte de marche au silence. »[1] Et s’interrogeant sur la production de la codification de l’impérialisme, sur la reproduction et la réitération de la subalternité, c’est-à-dire aussi et surtout, sur cette violence épistémique qui est d’abord à l’œuvre dans la violence générale, ne pas laisser s’ «entendre » ce que le texte ne dit pas n’est  que produire un « texte pour la connaissance », sans possibilité même de le/la déconstruire et d’en lever l’insurrection ou la révolte. « Lisser », ainsi que le fait ce récit, c’est recouvrir d’ombre cette subalternité et l’y maintenir aussi.
Je suis sorti de cette première avec cette question : de qui fait-on le récit ?




[1] Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, éd. Amsterdam, p. 51

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