vendredi 12 février 2016

Pour un suicide des intellectuels

Au sujet du livre que vient de faire paraître Manuel Cervera-Marzal, aux éditions textuel, dans la collection "petite encyclopédie critique".

A l’outrance des positionnements pro ou anti-intellectuels, comme à celle de ceux qui, sur les ondes comme dans les journaux, s’autoproclament « penseurs du monde contemporain », il y a quelque chose d’assez stimulant à lire le parti-pris de Manuel Cervera-Marzal. Car ce suicide des intellectuels qu’il appelle de ses vœux n’est pas un attentat contre la pensée, les ci-dessus désignés le commettent en toute arrogance sur les plateaux médiatiques qui les mettent en scène, reconfigurant une société du spectacle autant qu’une anémie de pensée. Il s’agit bien, au sens fort, de sa réhabilitation. Il ne s’agit pas non plus d’une expression d’un agacement et d’une provocation qui amuserait par son ridicule et sa pseudo-impétuosité. Les circonstances du pseudo-débat démocratique exigent son revers. Il n’en appelle pas au meurtre. Il s’agit d’une renaissance. En tout état de cause, Manuel Cervera-Marzal entend relever le défi du brouillage des ondes, des idées et des discours tout en proposant un éthos intellectuel, loin de tout intellectualisme de salon ou d’experts. Aussi, l’ouvrage est-il un manifeste et comme une invitation à de nouvelles tribulations intellectuelles.
Parmi les perspectives qu’esquisse l’auteur, il y a celle de l’intellectuel précaire. Non pas tant seulement en référence à la « génération précaire », étiquette de circonstance devenue catégorie sociologique. Je vois dans cette précarité énoncée une double condition, qui dépasse les aléas de la vie sociale et peut mener à une subversion de la pensée même. Elle est d’abord celle d’un intellectuel qui ne peut asseoir sa position sur quelqu’institutuion que ce soit. En rupture avec toute notion d’héritage, de déterminisme social et de tout mécanisme de reproduction, mais en rupture aussi avec la position et le rôle social que, dans les cénacles consacrés, on fait jouer à la pensée, sans, toutefois, l’y trouver. Manuel Cervera-Marzal reconnaît bien qu’il s’agit là du point faible de sa proposition. Il pourrait y avoir là quelque démagogie à l’affirmer[1], comme une sorte de romantisme à moindre frais de la vie de la pensée qui inonde le monde réel. Si la proposition est fragile, elle appelle toutefois une exigence épistémologique que Luc Boltanski énonce, quitte à assumer quelque chose qui, aussi bien dans l’univers des idées mises en scène que dans celui de la politique et de l’espace public, reste tabou, ou, du moins, un aveu d’impuissance : l’indécidable. « Renonçant à nous prévaloir d’une capacité d’analyse radicalement différente de celle de l’acteur, à partir de laquelle nous pourrions expliquer ses démarches à sa place et mieux qu’il ne pourrait le faire lui-même, nous faisons le sacrifice de notre intelligence […]. Nous renonçons à présenter notre propre version avec l’intention d’avoir le dernier mot, et nous nous refusons par là une activité dont l’acteur ne se prive pas. »[2] Ne pas trancher sur qui est ou n’est pas intellectuel, entretenir le flou pour que ce ne soit plus une catégorie et que l’étiquette se désagrège d’elle-même, voilà  bien le premier sens de cette précarité.
Elle nous assigne directement à cette confrontation avec ceux que l’auteur appelle les « a-tellectuels ». Intellectuels de profession, ils ne voient de société que dans le cadre des contrats, des discussions et d’un consensus artificiel, d’un universalisme formel et oublieux du singulier ; soucieux de l’émancipation de celles et de ceux qui se trouvent au bas de l’échelle sociale, ils n’exercent pas leur lucidité et leur vigilance sur les processus complexes d’exploitation et d’aliénation. Ils sont, d’une certaine façon, des adeptes du statu quo, comme ils le sont de la pensée binaire et du manichéisme. En somme, ils reproduisent le système de l’exploitation et leur bienveillance à dénoncer le morcellement de la société n’a d’autre raison que la division du monde, dans laquelle ils s’inscrivent et qu’ils entretiennent comme effet d’un privilège de classe. Le suicide des intellectuels est celui de ces « a-tellectuels ». Et pour l’auteur, ça n’est rien d’autre que de travailler à l’abolition de cette séparation dominant/dominé, travail intellectuel/travail manuel, et donc de la catégorie même d’intellectuel comme « fraction isolée du reste de la population ».
La seconde condition, conséquence de la première, est celle d’un retrait délibéré de toute la scène médiatique et d’un engagement effectif qui renoue avec le geste de Thoreau et de celles et de ceux qui ont pensé et mis en œuvre la désobéissance civile. A chacun son Walden, en somme ! Il s’agit alors de s’installer dans le monde précaire des idées et de la pensée. Le Walden en question est celui qui nous fait renouer à un dialogue et à une coopération de soi avec les autres, ou encore à la critique et à l’intellectualité démocratique. Or cela suppose engagement. Non pas tant à produire des livres (car telle demeure la fonction visible de l’intellectuel) mais à œuvrer à l’émancipation.
Or ce travail appelle une méthode[3]. C’est certainement là ce qu’il y a de plus intéressant et de plus solide dans ce petit livre, même si ce n’est pas tout à fait original.
« La tâche de l’intellectuel est de prendre en charge la globalité du domaine du pensable. Il ne s’arrête devant rien. L’intellectuel a pour ambition de devenir spécialiste en tout, technicien de l’universel, tout en étant impitoyable quant à ses propres faiblesses, dont notamment ses boursouflures narcissiques. Il cultive ensemble le goût de l’aventure intellectuelle poussée toujours plus loin et de l’humilité de celui qui connaît l’immensité de son ignorance. Penser l’homme suppose de scruter les méandres de son inconscient, les complexités de sa relation à autrui et les sinuosités de sa présence au monde. Il faut pour cela être tour à tour psychologue, sociologue, philosophe, et aussi musicien, historien, mathématicien. Mille vies n’y suffiraient pas. De nos jours, le temps de lire un livre, cent ont été publiés. La réduction des postes et l’austérité budgétaire imposées aux universités n’entravent pas la production prolifique des universitaires. La somme de connaissances à acquérir est démesurée. Et pourtant, l’intellectuel ne renonce pas à se saisir des vastes chantiers du savoir. Il vise toutes les régions de la connaissance, sans se laisser enfermer dans l’une d’elles, et encore moins dans l’autosatisfaction de sa propre grandeur. »[4]
Manifeste, ai-je dit. Je reviendrai sur l’idée même de globalité qui ne signifie nullement totalité. Mais je remarque déjà que rien ne s’oppose plus à la tâche de l’intellectuel que l’idée de faire système. Autre façon de désigner une pensée close sur elle-même, arrogante et incapable de s’ouvrir à ce qu’elle décrète, toujours plus ou moins arbitrairement, comme n’étant pas son objet propre et qui n’ose trouver hors d’elle-même sa propre nourriture. Mais on le  comprend aussi : la précarité même de l’intellectuel ne lui ferme aucune source, aucune tentative ; elle réside dans cette exigence d’essayer la pensée, sous les formes, les champs, les perspectives diverses, ouvrant et œuvrant à la multiplication des angles et points de vue. Cesser, en fait, dans une logique purement productiviste, de penser hors-sol.
Globalité de la méthode.
« La critique authentique ne porte aps sur des aspects secondaires ou techniques de l’ordre social mais sur cet ordre dans sa globalité. Il s’agit donc d’une théorie globale qui va au-delà des compréhensions partielles de la réalité. Or l’institution universitaire génère un morcellement de notre compréhension du monde, parce qu’elle isole les disciplines les unes des autres : « La connaissance elle-même tombe en miettes, réduites à un amas de fragments reliés par l’idéologie, tenus en place par l’autorité. C’est la culture en mosaïque, mais la mosaïque mal cimentée ne présente que des figures incomplètes et grimaçantes. » La dissolution de la pensée est le soubassement nécessaire de l’ordre dominant. La césure introduite entre les différentes sciences humaines et sociales fait obstacle à une vision d’ensemble et donc à une critique globale. Les uns sont spécialistes du passé et les autres du présent, les uns des individus et les autres des collectivités, les uns de notre pays et les autres des contrées lointaines, les uns de l’économie et les autres de la culture, les uns de la politique et les autres de l’éducation, etc. L’homme est étudié morceau par morceau. Au mieux tente-t-on parfois de rassembler artificiellement les pièces du puzzle. La société est dévitalisée, démembrée et compartimentée entre différentes sphères qui n’existent de manière indépendante que dans la tête du chercheur qui les étudie. […] il faudrait affirmer une fois pour toutes que la psychologie, la sociologie et la philosophie sont absolument indissociables. Car le rapport d’un individu à lui-même, aux autres et au monde sont trois dimensions d’une même entité : l’humain. On ne peut étudier l’homme qu’en faisant interagir constamment ces trois strates constitutives de son être, qui fonctionnent telles des anneaux borroméens. Cela suppose un dialogue permanent entre la psychologie (qui fait du rapport à soi son domaine de prédilection), la sociologie (qui fait du rapport à l’autre – donc de la société – son objet) et la philosophie (qui interroge le rapport au monde). Cette psychosociosophie articulerait les trois niveaux de l’existence humaine, constituant ainsi une micro-, méso- et macro-anthropologie. Sur le premier plan, il s’agit d’analyser les rapports d’un sujet à ses désirs, ses intérêts, ses calculs, ses craintes, ses espoirs, ses valeurs, ses pulsions, ses idées, ses regrets et ses joies. Sur le deuxième plan, il s’agit d’étudier les relations, les normes, les pratiques, les règles, les représentations et les dynamiques sociales. Le troisième plan a trait aux institutions, aux projets et aux fondements politiques dont se dotent les sociétés. Si l’on sépare un plan des deux autres, on perd en intelligibilité. Il faut donc renouer avec l’ambition d’une théorie globale de l’humain. Ajoutons que les trois strates micro, méso et macro de l’existence humaine n’ont rien d’immuable. C’est pourquoi il faut les saisir dans leur temporalité spécifique et évolutive. Cela revient à historiciser la démarche psychosociosophique qui, en retour, introduit l’histoire à une meilleure appréhension du sujet, du social et du politique. Cette anthropologie globale est potentiellement applicable à tous les objets. »[5]
On est bien loin d’une approche totalisante, qui subsume sous son concept les éléments d’une approche systématique. Et peut-être même est-on loin de toute approche conceptuelle. C’est L’archipel des égaux de Guillaume Sabin, Zomia de James C. Scott ou même les ouvrages de Jack Goody ou d’Edward Saïd. C’’est encore quelque chose que l’on trouve chez Judith Butler, en tout cas dans Défaire le genre, et ses ouvrages de circonstances sur la précarité, la vie bonne ou bien encore, plus fondamentalement, dans Les mots du pouvoir. Faire voler en éclat les barrières, les frontières disciplinaires et introduire dans le corpus de chacune ce qui la défait par l’apport d’angles et de points de vue qui, à première vue, paraissent étrangers. Oser les passerelles, les passages, les articulations pour en dégager des équivalences possibles, des « airs de famille » ; déconstruire non pas comme un exercice de style mais pour viser ce qui, sous l’indéconstructible, la permanence principielle, interdit toute subversion du contenu. La renaissance et le renouvellement des tribulations intellectuelles sont à ce prix. Déstabiliser la pensée par les pensées mêmes.
Il est vrai que nos débats et nos scènes médiatiques ne s’en préoccupent guère, voire disqualifient toute tentative, jugée, comme pour mieux en révoquer l’audace, anarchiste. Or, c’est bien là ce qu’il nous faut tenter, si l’on veut un jour sortir de l’unilatéralité d’un discours a-tellectuel, qui n’a de ressource que l’illocution performative de son auteur. Introduire une conflictualité non pas tant entre les auteurs (si elle doit se produire, elle ne peut que bénéficier aux uns comme aux autres), mais dans nos pensées mêmes. Renouer avec ce que la « pensée critique artiste » a de non assimilable avec l’ordre lui- même. Moins qu’un programme, moins qu’une idéologie, c’est une pratique, un éthos qui se cherche, au fur et à mesure de ses pas, souvent de côté. L’utopie n’a ici rien à voir avec l’avenir, mais plutôt avec ce qui, d’Arendt à Abensour, révèle des brèches dans la pensée comme dans l’action. Or c’est là encore son instabilité ou sa précarité même qui caractérise l’intellectuel : un intellectuel qui n’est nulle part à sa place pour la bonne raison qu’il n’y a pas de place qui puisse lui être attribuée. Mais il n’est pas hors-sol non plus, pour la bonne raison que, dans la tension même qui le sépare des principes au réel, de l’universel au singulier (il n’a à renoncer ni à l’un ni à l’autre), plutôt que de vouloir les concilier, il habite cette séparation et accueille cette tension. L’intellectuel est d’abord celui qui s’essaye à penser plutôt qu’il n’essaie, comme on le fait d’une enveloppe vestimentaire dont la permanence qualifiera le style, des pensées.



[1] « La vie des idées s’introduit souvent dans des lieux insoupçonnés. Elle navigue au ras du sol, ua comptoir de café, dans le salon de coiffure, le dîner de famille, la pause clope, l’engueulade fraternelle, les confidences de bureau. L’inconnu de la rue n’est a priori pas plus démuni intellectuellement que les élites académiques. Démagogie ? Non. La démagogie, c’est l’inverse, c’est de faire croire aux intellectuels qu’ils sont aussi intelligents qu’ils le prétendent. Je ne fais pour ma part qu’affirmer une simple évidence, qu’il faut hélas répéter : celles et ceux qui bâtissent un immeuble ou répondent aux appels téléphoniques de clients mécontents font autant ou davantage appel à leur intelligence que ceux qui s’épanchent sur plus de deux cents pages pour diagnostiquer le malheur de l’identité ou le malaise de l’inculture françaises. » p.19
[2] Pp. 19-20.
[3] Méthode que la structure et l’administration universitaires ont bien du mal à mettre en pratique, si tant est qu’elle soit son ambition affichée.
[4] P. 99. Je souligne.
[5] P 86, 88-89.

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